Bien que le droit à l’autodétermination des Peuples autochtones soit reconnu par l’ONU, les États le bafouent systématiquement. La Recommandation générale de la CEDEF (CEDAW en anglais) sur les droits des Femmes et des Filles autochtones peut devenir l’instrument qui contraindra les États à respecter ce droit.
Au matin du 15 mars 2022, Aida Quilcué – dirigeante autochtone du peuple Nasa et sénatrice de la République de Colombie – a été réveillée par une nouvelle tragique qui l’a accablée. Son compagnon de lutte, Miller Correa venait d’être assassiné. Il était conseiller au sein de l’Association des Conseils Municipaux autochtones du Nord du Cauca, organisation politique et sociale réunissant les communautés autochtones de cette région située au sud de la Colombie. « Ils nous exterminent peu à peu. Cela s’inscrit dans la même lignée que les spoliations ancestrales, l’exclusion et l’extermination culturelle que nous subissons en tant que Peuples autochtones. Cette situation nous oblige à nous défendre et à mettre en place des processus d’auto-administration, qui nous permettent actuellement de survivre” explique Aida d’un ton serein, le regard chargé de la souffrance de tout un peuple.
De l’autre côté du Pacifique, à Guam – la plus grande île de Micronésie – Terilynne Francisco est la mémoire vive de ses grands-parents Chamorro. Ils ont survécu à l’occupation espagnole, à la Seconde Guerre mondiale, aux camps de concentration japonais et à la reconquête de la part des États-Unis, qui contrôlent encore aujourd’hui l’île. « Nous souffrons d’un traumatisme intergénérationnel ; nos communautés ont été exposées à de nombreuses violences et nos terres à trop de guerres. Nous devons retrouver notre identité culturelle et nos pratiques traditionnelles pour comprendre qui nous sommes et qui nous voulons être », explique Terilynn Francisco, d’une voix douce et déterminée émanant d’un esprit jeune qui aspire au changement.
Les Peuples autochtones ont le droit à l’autodétermination. En vertu de ce droit, ils peuvent déterminer librement leur statut politique collectif, leur identité culturelle et leurs moyens de développement économique et social, par le biais de leurs propres institutions. Cependant, dans la plupart des cas, les États portent atteinte à ce droit, qui est pourtant inscrit dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des Peuples autochtones. Ces atteintes passent par l’interdiction de donner un nom autochtone à une petite fille, les obstacles au développement de systèmes de santé ou d’éducation interculturels, l’usurpation des terres autochtones légalement reconnues ou le non-respect du principe de consentement préalable, libre et éclairé.
Afin de mettre un terme à ces violations des droits des Peuples autochtones et de participer activement au développement politique et social de leurs communautés, les Femmes autochtones du monde entier contribuent à l’élaboration d’une Recommandation générale de la CEDEF consacrée aux droits des Femmes et des Filles autochtones. Elle se veut un instrument légalement contraignant qui obligera les États à respecter le droit à l’autodétermination, entre autres.
Guam : un peuple dépouillé de son pouvoir et de son identité collective
« Nous avons été l’un des premiers Peuples autochtones à être colonisés et l’un des rares à être encore occupés. Pendant des siècles, nous avons été pris au piège des dynamiques de pouvoir des puissances coloniales », explique Terilynn Francisco, membre et fondatrice de l’association des femmes Chamorro Hagan Famalåo’an Guåhan. L’île de Guam demeure sous le contrôle des États-Unis en tant que territoire non incorporé, et ce depuis 1950. Guam fait également partie des 17 territoires non autonomes contrôlés par le Comité spécial de la décolonisation de l’ONU. Bien qu’étant considérés comme citoyens des États-Unis, ses habitants n’ont pas le droit de vote aux élections fédérales ni ne peuvent bénéficier du système public de sécurité sociale, ni décider de leur avenir en tant que peuple. « Nous sommes des citoyens de seconde zone », conclut Teri.
Les États-Unis occupent toujours l’île principalement en raison de sa position militaire stratégique dans le Pacifique et l’Asie du Sud-Est. Des bases militaires occupent un tiers des terres ancestrales du peuple Chamorro, en infraction au principe de consentement préalable, sans que les familles n’aient reçu de compensation sous quelque forme que ce soit. En outre, les États-Unis ne cessent de renforcer leur présence militaire. « Notre terre et notre peuple paient un lourd tribut », reconnaît Teri, qui exerce également comme travailleuse sociale et praticienne de santé mentale aux Îles Mariannes.
Teri établit un rapport entre cette violence structurelle et les taux particulièrement élevés de violence sexiste, de suicides, d’alcoolisme et de toxicomanie qui affectent les communautés du peuple Chamorro. « La colonisation a mis un terme à nos pratiques de santé et à nos façons de nous lier avec les autres. Nous sommes un peuple dépouillé de son pouvoir et de son identité collective », souligne-t-elle avec tristesse.
En 2011, le peuple Chamorro de Guam a souhaité réaliser un referendum non contraignant afin de déterminer son avenir politique. Cependant, au terme d’une procédure de dix ans, le projet de referendum a été rejeté par un tribunal de Guam et par la Cour Suprême des États-Unis, au motif que la tenue de ce referendum serait discriminatoire envers la population non autochtone qui ne pourrait pas voter. « Nous ne pouvons même pas nous concerter entre nous », s’indigne Teri.
À la suite de ce revers subi par le peuple Chamorro, Teri et ses compagnes de lutte ont décidé de rétablir l’identité collective et de récupérer les pratiques de santé traditionnelles du peuple Chamorro. « Nous, les Femmes autochtones, sommes les gardiennes de nos familles. Il nous revient de prendre la situation en main pour nous réapproprier notre autonomie en tant que peuple », affirme-t-elle. En dépit du fait que les États-Unis n’aient pas ratifié la CEDEF et que la Recommandation générale sur les droits des Femmes et les Filles autochtones ne pourra donc pas être contraignante pour ce pays, Teri a la conviction que cette recommandation permettra de tisser des alliances et d’accroître la pression internationale sur les États-Unis afin qu’ils reconnaissent le droit à l’autodétermination du peuple Chamorro de Guam.
La Colombie : un État qui reconnaît la CEDEF mais qui ne la respecte pas
« En Colombie, les règles n’ont jamais été respectées. Nous avons d’abord dû conquérir nos droits, puisque les droits ne se donnent pas mais s’arrachent au prix de luttes. Et désormais, nous devons rester mobilisés pour les mettre en œuvre puisque la guerre continue », explique la sénatrice colombienne Aida Quilcué.
Bien que la Constitution politique colombienne de 1991 reconnaisse le droit à l’autodétermination des Peuples autochtones, l’État colombien a systématiquement porté atteinte à ce droit, même dans un contexte post-conflit. À l’issue de 50 années de guerre civile et après la signature des Accords de Paix en 2016, le département du Cauca, la seconde région comptant la plus grande population autochtone, n’a pas encore connu la paix. Pour être un point de passage stratégique de la drogue et un territoire riche en ressources naturelles, cette région connaît encore des niveaux élevés de violence, notamment à l’encontre des communautés autochtones qui protègent le territoire.
Selon le rapport de Indepaz, en 2021, 171 leaders, hommes et femmes, ont été assassinés en Colombie, parmi lesquels 55 étaient des autochtones et 31 ont été tués dans le Cauca. Cette tendance est à la hausse depuis 2017, soit un an après la signature des accords. En 2020, pour la deuxième année consécutive, la Colombie a été désignée comme le pays où il est le plus dangereux de défendre les droits humains.
Dans un tel contexte, Aida Quilcué estime que la seule solution efficace consiste à remodeler le système de l’intérieur. Même si elle reconnaît que la Recommandation générale de la CEDEF peut inciter l’État colombien à faire respecter ces droits, « il faut désormais changer de gouvernement pour changer les façons de faire », conclut-elle. « Et c’est précisément ce que nous sommes en train de faire », indique-t-elle.
Aida Quilcué est devenue sénatrice après des années de construction d’un processus qui a abouti, en avril 2021, à un soulèvement social et une grève nationale sans précédent pour revendiquer « le droit à la vie ». La mobilisation est passée de la rue aux urnes grâce à une alliance entre les Peuples autochtones et d’autres communautés ayant été traditionnellement exclues. « Voilà pourquoi ils nous tuent, car nous luttons pour que le pays s’éveille et progresse », conclut Aida Quilcué.