Dans leur combat pour la vie, la culture et la souveraineté foncière, les Femmes autochtones sont confrontées à de nombreuses violences.

Bien que le droit à l’autodétermination des Peuples autochtones soit reconnu par l’ONU, les États le bafouent systématiquement. La Recommandation générale de la CEDEF (CEDAW en anglais) sur les droits des Femmes et des Filles autochtones peut devenir l’instrument qui contraindra les États à respecter ce droit.

 

Au matin du 15 mars 2022, Aida Quilcué – dirigeante autochtone du peuple Nasa et sénatrice de la République de Colombie – a été réveillée par une nouvelle tragique qui l’a accablée. Son compagnon de lutte, Miller Correa venait d’être assassiné. Il était conseiller au sein de l’Association des Conseils Municipaux autochtones du Nord du Cauca, organisation politique et sociale réunissant les communautés autochtones de cette région située au sud de la Colombie. « Ils nous exterminent peu à peu. Cela s’inscrit dans la même lignée que les spoliations ancestrales, l’exclusion et l’extermination culturelle que nous subissons en tant que Peuples autochtones. Cette situation nous oblige à nous défendre et à mettre en place des processus d’auto-administration, qui nous permettent actuellement de survivre” explique Aida d’un ton serein, le regard chargé de la souffrance de tout un peuple.

 

De l’autre côté du Pacifique, à Guam – la plus grande île de Micronésie – Terilynne Francisco est la mémoire vive de ses grands-parents Chamorro. Ils ont survécu à l’occupation espagnole, à la Seconde Guerre mondiale, aux camps de concentration japonais et à la reconquête de la part des États-Unis, qui contrôlent encore aujourd’hui l’île. « Nous souffrons d’un traumatisme intergénérationnel ; nos communautés ont été exposées à de nombreuses violences et nos terres à trop de guerres. Nous devons retrouver notre identité culturelle et nos pratiques traditionnelles pour comprendre qui nous sommes et qui nous voulons être », explique Terilynn Francisco, d’une voix douce et déterminée émanant d’un esprit jeune qui aspire au changement.

 

Les Peuples autochtones ont le droit à l’autodétermination. En vertu de ce droit, ils peuvent déterminer librement leur statut politique collectif, leur identité culturelle et leurs moyens de développement économique et social, par le biais de leurs propres institutions. Cependant, dans la plupart des cas, les États portent atteinte à ce droit, qui est pourtant inscrit dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des Peuples autochtones. Ces atteintes passent par l’interdiction de donner un nom autochtone à une petite fille, les obstacles au développement de systèmes de santé ou d’éducation interculturels, l’usurpation des terres autochtones légalement reconnues ou le non-respect du principe de consentement préalable, libre et éclairé.

 

Afin de mettre un terme à ces violations des droits des Peuples autochtones et de participer activement au développement politique et social de leurs communautés, les Femmes autochtones du monde entier contribuent à l’élaboration d’une Recommandation générale de la CEDEF consacrée aux droits des Femmes et des Filles autochtones. Elle se veut un instrument légalement contraignant qui obligera les États à respecter le droit à l’autodétermination, entre autres.

 

Guam : un peuple dépouillé de son pouvoir et de son identité collective

 

« Nous avons été l’un des premiers Peuples autochtones à être colonisés et l’un des rares à être encore occupés. Pendant des siècles, nous avons été pris au piège des dynamiques de pouvoir des puissances coloniales », explique Terilynn Francisco, membre et fondatrice de l’association des femmes Chamorro Hagan Famalåo’an Guåhan. L’île de Guam demeure sous le contrôle des États-Unis en tant que territoire non incorporé, et ce depuis 1950. Guam fait également partie des 17 territoires non autonomes contrôlés par le Comité spécial de la décolonisation de l’ONU. Bien qu’étant considérés comme citoyens des États-Unis, ses habitants n’ont pas le droit de vote aux élections fédérales ni ne peuvent bénéficier du système public de sécurité sociale, ni décider de leur avenir en tant que peuple. « Nous sommes des citoyens de seconde zone », conclut Teri.

 

Les États-Unis occupent toujours l’île principalement en raison de sa position militaire stratégique dans le Pacifique et l’Asie du Sud-Est. Des bases militaires occupent un tiers des terres ancestrales du peuple Chamorro, en infraction au principe de consentement préalable, sans que les familles n’aient reçu de compensation sous quelque forme que ce soit. En outre, les États-Unis ne cessent de renforcer leur présence militaire. « Notre terre et notre peuple paient un lourd tribut », reconnaît Teri, qui exerce également comme travailleuse sociale et praticienne de santé mentale aux Îles Mariannes.

 

Teri établit un rapport entre cette violence structurelle et les taux particulièrement élevés de violence sexiste, de suicides, d’alcoolisme et de toxicomanie qui affectent les communautés du peuple Chamorro. « La colonisation a mis un terme à nos pratiques de santé et à nos façons de nous lier avec les autres. Nous sommes un peuple dépouillé de son pouvoir et de son identité collective », souligne-t-elle avec tristesse.

 

En 2011, le peuple Chamorro de Guam a souhaité réaliser un referendum non contraignant afin de déterminer son avenir politique. Cependant, au terme d’une procédure de dix ans, le projet de referendum a été rejeté par un tribunal de Guam et par la Cour Suprême des États-Unis, au motif que la tenue de ce referendum serait discriminatoire envers la population non autochtone qui ne pourrait pas voter. « Nous ne pouvons même pas nous concerter entre nous », s’indigne Teri.

 

À la suite de ce revers subi par le peuple Chamorro, Teri et ses compagnes de lutte ont décidé de rétablir l’identité collective et de récupérer les pratiques de santé traditionnelles du peuple Chamorro. « Nous, les Femmes autochtones, sommes les gardiennes de nos familles. Il nous revient de prendre la situation en main pour nous réapproprier notre autonomie en tant que peuple », affirme-t-elle. En dépit du fait que les États-Unis n’aient pas ratifié la CEDEF et que la Recommandation générale sur les droits des Femmes et les Filles autochtones ne pourra donc pas être contraignante pour ce pays, Teri a la conviction que cette recommandation permettra de tisser des alliances et d’accroître la pression internationale sur les États-Unis afin qu’ils reconnaissent le droit à l’autodétermination du peuple Chamorro de Guam.

 

La Colombie : un État qui reconnaît la CEDEF mais qui ne la respecte pas

 

« En Colombie, les règles n’ont jamais été respectées. Nous avons d’abord dû conquérir nos droits, puisque les droits ne se donnent pas mais s’arrachent au prix de luttes. Et désormais, nous devons rester mobilisés pour les mettre en œuvre puisque la guerre continue », explique la sénatrice colombienne Aida Quilcué.

 

Bien que la Constitution politique colombienne de 1991 reconnaisse le droit à l’autodétermination des Peuples autochtones, l’État colombien a systématiquement porté atteinte à ce droit, même dans un contexte post-conflit. À l’issue de 50 années de guerre civile et après la signature des Accords de Paix en 2016, le département du Cauca, la seconde région comptant la plus grande population autochtone, n’a pas encore connu la paix. Pour être un point de passage stratégique de la drogue et un territoire riche en ressources naturelles, cette région connaît encore des niveaux élevés de violence, notamment à l’encontre des communautés autochtones qui protègent le territoire.

 

Selon le rapport de Indepaz, en 2021, 171 leaders, hommes et femmes, ont été assassinés en Colombie, parmi lesquels 55 étaient des autochtones et 31 ont été tués dans le Cauca. Cette tendance est à la hausse depuis 2017, soit un an après la signature des accords. En 2020, pour la deuxième année consécutive, la Colombie a été désignée comme le pays où il est le plus dangereux de défendre les droits humains.

 

Dans un tel contexte, Aida Quilcué estime que la seule solution efficace consiste à remodeler le système de l’intérieur. Même si elle reconnaît que la Recommandation générale de la CEDEF peut inciter l’État colombien à faire respecter ces droits, « il faut désormais changer de gouvernement pour changer les façons de faire », conclut-elle. « Et c’est précisément ce que nous sommes en train de faire », indique-t-elle.

Aida Quilcué est devenue sénatrice après des années de construction d’un processus qui a abouti, en avril 2021, à un soulèvement social et une grève nationale sans précédent pour revendiquer « le droit à la vie ». La mobilisation est passée de la rue aux urnes grâce à une alliance entre les Peuples autochtones et d’autres communautés ayant été traditionnellement exclues. « Voilà pourquoi ils nous tuent, car nous luttons pour que le pays s’éveille et progresse », conclut Aida Quilcué.

Une façon de devenir une dirigeante autochtone : l’expérience de Lea Nicholas-MacKenzie

Lea Nicholas-MacKenzie, connue en tant que « la princesse guerrière », a consacré sa vie à se battre pour les droits des Femmes autochtones tant aux niveaux national qu’international. Elle estime que la Recommandation générale de la CEDEF (CEDAW en anglais) est un outil décisif, qui permettra de faire pression sur les États pour instaurer un véritable changement.

Le 19 juillet 1979, une centaine de Femmes autochtones et d’enfants de la Première Nation de Tobique, au Canada, entreprirent une marche de protestation de 160 km qui attira l’attention des foules. Munies de panneaux et de banderoles rouges, ces femmes déterminées traversèrent lacs, forêts et rivières, depuis Kanesatake jusqu’au parlement canadien, à Ottawa, afin de dénoncer les mesures discriminatoires à l’égard des Femmes autochtones contenues dans une loi canadienne connue comme la Loi sur les Indiens. Cette loi du XIXe siècle prévoyait que si une Femme autochtone se mariait avec un homme n’appartenant pas à un Peuple autochtone, cette dernière et ses enfants perdaient leur « statut d’Indien ».

Parmi les participantes à cette marche historique figurait la petite Lea Nicholas, qui accompagnait sa mère, militante politique de l’organisation Indian Rights for Indian Women. Ce fut son premier combat pour les droits des femmes. « Je me souviens avoir été inspirée par ces femmes courageuses qui s’employaient à éveiller les consciences », explique-t-elle.

Les manifestantes obtinrent que le ministre des Affaires indiennes du Canada entame un dialogue avec elles en tant qu’actrices politiques, une issue surprenante à l’époque. Finalement, en 1985, elles parvinrent à faire voter un amendement pour modifier la Loi sur les Indiens. Dès son plus jeune âge, Lea apprit qu’en s’unissant pour défendre les droits individuels et collectifs des Femmes autochtones, il était possible de réussir. L’ensemble de ses activités politiques tant aux niveaux national qu’international lui ont valu le surnom de « Princesse Guerrière ».

La Première Nation Wəlastəkwey du Canada

Lea a grandi au milieu des arbres, de la neige et des rivières gelées, parmi ses cousins et cousines, ses oncles et tantes. Elle passait ses journées au cœur d’une nature luxuriante, occupée à attraper des lapins, à se promener en raquettes ou à récolter le célèbre sirop d’érable. Cependant, derrière ce tableau idyllique se cache une autre réalité, celle de la pauvreté, du manque d’opportunités et des spoliations dont est victime le peuple Wəlastəkwey (dont les membres sont également appelés Malécites) auquel appartient Lea.

Le peuple Wəlastəkwey fait partie des Premières Nations du Canada, composées de 635 communautés, représentant plus de 50 nations et groupes linguistiques distincts. Son nom renvoie à la belle rivière Wəlastəkw et souligne le rapport qu’entretiennent les membres de cette communauté avec leur espace naturel. Avant la colonisation, ils vivaient géographiquement entre le Québec, le Nouveau Brunswick et le Maine. « C’était notre territoire mais les colons y établirent des frontières. Ils ne reconnaissaient aucune terre ni territoire Wəlastəkwey », explique Lea. La Grande-Bretagne conclut des Traités de paix et d’amitié avec les Peuples autochtones du Canada en 1725 et 1779. Néanmoins, ces Traités ne furent que peu respectés. Les Britanniques continuèrent à avoir recours à des pratiques coloniales qui perpétuaient la déshumanisation des Peuples autochtones. « Ils n’ont cependant pas réussi à nous éliminer complètement », souligne Lea.

Le pouvoir de l’éducation : une histoire tragique pour les Peuples autochtones du Canada

Pour la famille Nicholas, l’éducation était indispensable. Bien que la grand-mère Nicholas n’ait pas eu l’opportunité de fréquenter l’école hors de la réserve, elle s’est battue pour que ses enfants et grands-enfants aient cette chance. À cette époque, un tel niveau d’éducation parmi les familles autochtones était tout à fait inhabituel, puisque la Loi sur les Indiens avait mis en place un système éducatif à destination des enfants autochtones visant l’assimilation et le génocide culturel.

Entre 1894 et 1947, la fréquentation de ces pensionnats indiens était obligatoire. Il s’agit d’une des périodes les plus sombres de l’histoire du Canada. De nombreuses violences physiques, psychologiques et sexuelles ont été répertoriées et on estime entre 10 000 et 50 000 le nombre de garçons et de filles autochtones disparus. Au mois de septembre 2021, plus de 1 300 corps ont été découverts dans des fosses communes à proximité de cinq de ces pensionnats.

Lea MacKenzie a fréquenté un externat indien. « Il y avait beaucoup de maltraitance, à l’image de ce qui se passait dans les pensionnats. Par exemple, nous n’avions pas le droit de parler notre langue. Mais, au moins, le soir, nous rentrions dans nos familles », explique-t-elle. Pour ces raisons, Lea estime que l’accès à l’éducation est important mais que celle-ci ne peut s’exercer sans contrôle.

L’expérience du peuple Micmac de Nouvelle-Écosse illustre le fait qu’une éducation interculturelle peut parfaitement permettre le développement des communautés autochtones. Depuis 1999, une loi y est en vigueur concédant au peuple Micmac un pouvoir de décision en matière de langue, d’histoire, d’identité et de contenu éducatif. Ce système permet que le taux d’obtention de diplômes en fin de scolarité, en ce qui concerne les jeunes autochtones, soit de 90 % dans cette province, quand il se situe aux alentours de 40 %, voire 25 % dans les pires cas, ailleurs dans le pays.

De la scène politique nationale à la scène internationale

Grâce à son éducation et à un diplôme en langue française et linguistique, Lea a quitté sa communauté en quête de nouvelles opportunités. Le prix à payer consistait à vivre loin de ses racines. Le premier poste qu’elle a occupé était aux Affaires indiennes du Canada, dans la division Territoires et environnement. Elle affirme que cela lui a donné l’occasion de connaître le système de l’intérieur, bien qu’elle n’ait pas eu de latitude pour changer celui-ci. « J’étais trop jeune et je ne savais pas comment défendre les droits des Peuples autochtones au sein d’un système qui oeuvre contre eux. Je suis donc partie ».

Elle a ensuite occupé le poste de chef de cabinet à l’Assemblée des Premières Nations. « C’est alors que je suis devenue une véritable militante », confie-t-elle. En 1998 elle participe à la session annuelle de la Commission de la condition de la femme à New York. « Nous ignorions comment nous servir des Nations Unies pour faire avancer nos droits. Il y avait seulement trois Femmes autochtones participant, et nous avons à peine pu prendre la parole. Nous avons souffert de discrimination de la part de plusieurs personnes du mouvement féministe, et cela nous a permis de nous rendre compte qu’il était important de faire entendre notre propre voix », explique-t-elle.

Lors de cet événement, Tarcila Rivera Zea, dirigeante autochtone Quechua du Pérou et actuelle présidente du FIMI, l’invita à organiser la réunion préparatoire de Beijing +5. Lea et le reste de l’équipe parvinrent à réunir une centaine de Femmes autochtones à New York et à les former à l’utilisation des instruments des Nations Unies, en vue de faire entendre leurs voix et de promouvoir leurs droits. C’est à cette occasion qu’est née l’École internationale de leadership des Femmes autochtones du FIMI, qui en est déjà à sa neuvième édition.

Les recommandations pour faire entendre nos voix

Vingt ans après cet événement historique, le mouvement mondial des Femmes autochtones a permis d’envisager une Recommandation générale de la CEDEF sur les droits des Femmes et des Filles autochtones. Même s’il existe déjà des instruments des Nations Unies qui garantissent les droits des Peuples autochtones, les droits fondamentaux des Peuples autochtones doivent être intégrés dans tous les instruments, y compris dans les conventions comme la CEDEF. « Les femmes autochtones pourront se servir de cette Recommandation pour défendre leurs droits au niveau national ; c’est pour cela qu’elle est si importante », conclut-elle.

Cependant, il n’a pas été évident de se faire une place dans ces instances de prise de décisions, dans lesquelles les Femmes autochtones ne sont pas les bienvenues. « Nous devons entrer en scène comme le faisaient nos ancêtres qui ont combattu pour nos droits. En leur nom, je me sens capable de relever chaque défi qui se présente », explique-t-elle.

Selon Lea, il est important de faire preuve de courage, bien que cela ne signifie pas « ne pas avoir peur mais plutôt faire en sorte que la peur ne nous immobilise pas ». Après des années d’activité politique aux niveaux local, national et international, Lea a trouvé la meilleure parade pour être entendue à la table des négociations : apporter des solutions. « Il faut être persuasive, non pas agressive. Taper du poing sur la table ne sert à rien. Face à un problème, la meilleure réaction est de proposer une façon de le résoudre », conclut-elle.

Défenseuses de la terre, gardiennes de la culture et de l’identité des Peuples autochtones

Les Femmes autochtones sont criminalisées pour défendre les terres de leurs communautés face aux actes de spoliation et d’exploitation perpétrés par les États et les entreprises. La Recommandation générale du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDEF, ou CEDAW en anglais) prévoit un cadre juridique protégeant les Femmes autochtones et garantissant leurs droits à la terre.

Dès son plus jeune âge, Joan Carling, dirigeante autochtone des Philippines, a compris que la relation qu’entretiennent les Peuples autochtones avec la terre était particulière. Joan a grandi dans une communauté mixte composée de familles autochtones et non autochtones. Elle a donc pu observer les différences entre sa communauté et le reste de la société philippine. Pour le peuple Kankana-ey Igorot , une communauté autochtone établie au nord de la Cordillère des Philippines, dont elle fait partie, la terre est une propriété collective qui se transmet tant par les hommes que par les femmes. Les forêts sont gérées par des règles collectives et l’entraide est de mise lors des périodes de crise. La terre n’est pas qu’une simple ressource naturelle ou une marchandise : il s’agit du fondement de la culture, de l’identité, du bien-être et de la cohésion de la communauté, une conception commune à tous les Peuples autochtones, de l’Amérique jusqu’en Asie.

Lorsqu’elle était enfant, la forêt de pins était le terrain de jeux de Joan Carling. « Dans mon enfance, on jouait dans les arbres, on ramassait des pommes de pin pour en extraire les pignons pour la pépinière communautaire, et les jours de pluie on allait aux champignons », explique-t-elle du ton de celle qui se remémore des temps heureux. Mais elle se rendit rapidement compte que, si elle ne luttait pas pour défendre la terre, ses gardiens traditionnels en seraient dépossédés, puisque sa communauté vivait dans une région riche en or. La compagnie qui exploitait la forêt où elle avait grandi procéda à l’expropriation d’une parcelle de terre collective en vue d’en extraire de l’or et du cuivre. La terre s’en trouva anéantie : les eaux souterraines et les rivières furent polluées et le terrain qui avait été retourné par l’industrie minière devint instable.

Lorsqu’elle était étudiante, Joan Carling a passé deux mois d’été au sein des villages tribaux du peuple Kalinga, qui a su défendre ses terres contre la construction de quatre barrages hydro-électriques qui menaçait de détruire son mode de vie. Bien que du sang ait été versé et que des Autochtones aient été jetés en prison, la résistance a finalement porté ses fruits et le peuple Kalinga est parvenu à arrêter la construction du barrage. Cet évènement a marqué un tournant dans la défense des droits fonciers des Peuples autochtones aux Philippines, en donnant la preuve qu’on obtient des résultats en luttant ensemble avec détermination.

Voilà désormais plus de 20 ans que Joan Carling défend les droits de la personne et les droits des Peuples autochtones, non seulement aux Philippines, mais dans toute l’Asie et au niveau international. Son parcours lui a valu de recevoir en 2018 le prix Jeunes Champions de la Terre, la récompense la plus importante des Nations Unies dans le domaine de l’environnement. Afin de défendre efficacement la terre, Joan Carling conseille de se doter d’une bonne organisation communautaire, d’inclure des femmes parmi les leaders, de créer des alliances avec différents acteurs (des communautés, des universitaires, des autorités locales) et d’interdire l’accès des entreprises aux terres des Peuples autochtones. « Une fois qu’elles sont sur place, cela devient beaucoup plus compliqué de les déloger », prévient-elle.

La lutte menée par le peuple Amazigh en faveur des terres collectives au Maroc

Au Maroc, Amina Amharech, militante  autochtone Amazigh, fait face aux derniers assauts du gouvernement marocain contre la notion de terre collective du peuple Amazigh et le non-respect de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des Peuples autochtones. En 2019, trois lois ont été adoptées qui mettent fin au caractère inaliénable qui protégeait jusqu’alors les terres collectives au Maroc en interdisait la vente, la cession ou la location. Seul l’État était autorisé à acquérir la terre si cela servait de façon avérée l’intérêt général. Le peuple Amazigh, également connu sous le nom de Berbère, est le Peuple autochtone de  l’Afrique du Nord, de Siwa en Égypte, aux Îles Canaries et possèdent leur propre langue, culture et identité 

Selon Amina, ces lois traduisent la volonté manifeste de l’État d’usurper les terres collectives, qui demeurent encore majoritaires dans le pays et représentent la majorité de l’assiette foncière nationale . « Les Français ont éliminé le droit foncier coutumier des Amazigh, l’Izarfan, qui garantissait à tous un accès équitable à la terre et aux ressources naturelles. Cependant, les colons ne sont pas parvenus à mettre fin définitivement à la relation qu’entretiennent les Amazigh avec la terre. Nous conservons des formes de gouvernance communautaire, des processus de décision inclusifs et équitables pour toutes et tous   et des méthodes permettant d’atteindre la souveraineté alimentaire » explique Amina. En abrogeant les lois du protectorat français de 1919, l’État marocain a encore aggravé la dépossession des terres dont sont victimes les Peuples autochtones et qui les fragilisent encore sous les effets du changement climatique en les empêchant d’atteindre les ODD.

Les fondements de la culture Amazigh : les femmes, la langue et le territoire

Amina établit un lien entre la nouvelle législation relative aux terres collectives et le projet d’arabisation intégriste qui tend à porter atteinte au leadership des femmes Amazigh au sein de leurs communautés. « Dans mon enfance, les femmes étaient très présentes. J’ai observé la façon dont elles pouvaient exprimer leurs opinions et participer aux débats sans subir de discrimination. Elles sont au cœur de la famille et de la communauté ; elles prennent soin des enfants et du foyer tout en préservant la terre et les savoirs ancestraux », rapporte Amina. Le mot Tamazigh désigne à la fois la langue, le territoire et la femme. C’est un terme hautement symbolique dans la cosmovision Amazigh, qui fait référence à la structure matrilinéaire de ce peuple. Cependant, l’ascension de l’Islamisme radical, dans les années 1980, a eu des répercussions négatives sur les libertés et la position sociale des femmes au Maroc.

Ce caractère patriarcal s’est notamment observé dans les réactions qu’ont suscitées la mise en place des nouvelles lois en matière foncière. En modifiant le nom de « Terres Collectives » à « Terres soulaliyates » ( Soulaliyates : mot arabe  qui signifie «  descendantes »), l’État marocain a semé la discorde entre les hommes et les femmes puisque ces derniers pensent que ce sont uniquement les femmes qui vont bénéficier de ces terres. Cependant, la réalité est tout autre. « Voilà les conséquences d’un simple changement de nom, cela montre bien la position de faiblesse dans laquelle se trouvent les femmes en matière foncière », souligne Amina. Cependant , dans la réalité, les seuls qui pourront désormais s accaparer de ces terres se sont les investisseurs privés et une certaines oligarchie favorisés par la force des  lois adoptées  

La criminalisation des défenseuses de la terre

Joan Carling et Amina Amharech ont pris des risques importants pour défendre les terres des Peuples autochtones contre les actes d’expropriation menés par les États ou les entreprises de l’industrie extractive. Lorsque Carling Joan travaillait pour Cordillera People’s Alliance, elle fut qualifiée de terroriste avec d’autres militantes. À cette époque, elle fit l’objet de nombreuses menaces et quatre de ses camarades furent assassinés. Sa vie et celle de sa famille étaient soumises à une telle pression qu’elle décida en 2006 de faire une pause et de s’extraire du terrain grâce au Programme de bourses de la Fondation Oak pour les droits humains.

Amina Amharech, quant à elle, a fait personnellement l’expérience de la corruption des institutions étatiques  marocaines puisque sa famille/communauté,  et en prise, depuis des années, avec l’administration des domaines de l’Etat qui fait tout pour les exproprier en raison de leur appartenance au peuple Amazigh. En portant l’affaire devant les tribunaux, elle a été confrontée à une autre corruption : celle du système judiciaire puisque l’amicale Hassania des juges du Maroc a jeté son dévolu sur une partie de ces mêmes terres et qui font partie du Titre Foncier 1683K.  Aujourd’hui, il existe au Maroc une Mafia du Foncier qui visent toutes les terres Amazigh qu’elles soient  collectives ou privées. Ni les lois, ni la Justice ne sont faites pour protéger le Droit des Amazigh à leur terre, à leurs territoires et à leurs ressources naturelles, et il est très difficile, voir impossible de trouver des avocats spécialisés en la matière et qui n’ont pas peur de se mettre en avant dans ce genre d’affaires.

À chaque manifestation du peuple Amazigh, les dirigeants sont arrêtés et emprisonnés. « Rien ne nous protège. C’est la raison pour laquelle je me suis tournée vers les instances internationales », explique Amina. Après avoir participé au programme de bourses des Nations Unies destinées aux autochtones, elle est devenue une pionnière de la lutte du peuple Amazigh auprès des Nations Unies.

Un nouveau cadre juridique pour défendre l’accès à la terre des Femmes autochtones

Amina considère que la Recommandation générale de la CEDEF sur les droits des Femmes et des Filles autochtones est une opportunité pour protéger les droits de son peuple, notamment ceux des femmes, auxquels l’État porte atteinte de façon délibérée. Néanmoins, elle souligne qu’un travail préalable de diffusion et de sensibilisation doit être mené pour que le contenu de la Recommandation parvienne jusqu’aux communautés. « Les femmes doivent apprendre à recourir à ces mécanismes », affirme-t-elle.

Selon Joan Carling, actuelle directrice générale de l’Internationale des droits des peuples autochtones (IPRI),  le risque est que la Recommandation demeure lettre morte. Afin d’éviter cette situation, il faudrait mettre en place un système de reddition de compte et permettre aux États d’appliquer des sanctions à ceux qui portent atteinte aux droits humains. En tout état de cause, la Recommandation générale de la CEDEF marque un tournant dans l’histoire des droits des Femmes et des Filles autochtones à la terre. Le prochain défi consistera à la mettre en œuvre. 

La Recommandation 39 du Comité de la CEDEF est une proposition des Femmes autochtones pour l’humanité dans son ensemble

Dix-huit ans se sont écoulés depuis que l’Instance permanente des Nations Unies sur les questions autochtones a présenté une recommandation au Comité pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF) pour qu’il observe les spécificités des Femmes autochtones.

Nous avons travaillé à tous les niveaux depuis 2004, du local à l’international, pour en arriver à la 82e séance du Comité de la CEDEF à Genève en 2022. Nous avons survécu à une pandémie et aux adversités d’un système mondialisé pour dialoguer avec le Comité spécialisé de la CEDEF et faire la première lecture de l’ébauche de la Recommandation 39 qui inclut nos contributions.

Le processus mené par le mouvement des Femmes autochtones auprès de la CEDEF représente un exemple de comment mener des consultations et rédiger une recommandation pour inclure la réalité et les voix des Femmes autochtones dans le monde. Ce sont 30 leaders  Femmes autochtones, représentantes des sept régions socioculturelles du monde, qui se sont rendues jusqu’au cœur du système des Nations Unies, à Genève, avec la proposition de pouvoir bénéficier  d’une vie sans violence ni discrimination. 

Movimiento de Mujeres Indígenas

La recommandation 39 est une proposition universelle, car elle engage l’humanité tout entière. Elle couvre des sujets comme les violences basées sur le  genre contre les Femmes et les Filles autochtones, les changements climatiques, la pollution de l’eau, de la terre et de l’air, l’énergie durable et propre, l’alimentation, l’égalité des genres, les enjeux de migration, les conflits armés, la santé et l’éducation, entre autres.

La stratégie de travail au sein de cet espace a commencé par une réunion de coordination de la délégation. Nous avons discuté et défini les questions clés à aborder avec le Comité spécialisé de la CEDEF. 

« Pour comprendre l’enjeu des droits des Femmes autochtones, il faut d’abord changer de peau. Il nous faut laisser derrière ce que nous avons appris à l’école et dans les médias pour réapprendre où va le monde », explique Gladys Acosta, présidente du Comité de la CEDEF, soulignant que c’est pour donner réponse à une dette historique envers nous que le Comité s’est engagé à reconnaître les contributions des Femmes autochtones et à adopter la Recommandation 39 en octobre 2022.

 

Mujeres Indígenas

« La recommandation doit être interprétée à la lumière de la vision du monde et de la spiritualité des Peuples autochtones. Elle a été rédigée par des Femmes autochtones pour la reconnaissance à l’ONU de leurs droits individuels et collectifs. » Gladys Acosta, présidente du Comité de la CEDAW

 

Pour que les Femmes autochtones puissent vivre dans la dignité et sans discrimination, il est important de générer des synergies, affirme Victoria Tauli Corpuz, du peuple Igorot des Philippines, Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les droits des Peuples autochtones de 2014 à 2020. Pour y arriver, il est important d’établir des dialogues entre les gouvernements, les entreprises, la population générale, les organisations non gouvernementales et les établissements d’enseignement. 

Le dialogue mené entre les Femmes autochtones et les experts et expertes du Comité a porté sur la reconnaissance des deux parties, réunissant les contributions de toutes les personnes impliquées. 

La recommandation générale est vue d’un bon œil dans la région samie, qui comprend la Suède, la Norvège, la Finlande et la Russie. Ragnhild Marit Sara, Samie de Norvège, explique qu’elle veille sur la terre en contribuant à une prise de conscience pour mettre fin aux investissements pour l’extraction de minéraux et l’énergie éolienne. Ces projets menacent les droits fonciers et la culture des Samis, car ils ont un impact sur les pâturages des rennes.

Alicia Limtiaco, femme chamoru de Guam, a invité les personnes présentes à soutenir cette recommandation afin que les gouvernements libèrent des fonds pour la mise en place de politiques et de programmes publics pour faire face à la crise climatique, car dès 2040 les Femmes autochtones insulaires et leurs familles seront parmi les premières réfugiées climatiques en raison de la montée des eaux. 

Cette Recommandation aura un impact très important sur le vécu des jeunes autochtones du monde entier, car la traite et les violences sont liées à l’exploitation et à l’extractivisme. Les groupes armés forment des alliances avec les gouvernements et les forces publiques, a déclaré Lizbeidy Monterrosa de la Colombie.

Mujeres Indígenas

Esupat Ngulupa Laizer, Maasaïe de Tanzanie, convient que la Recommandation protégera les Femmes autochtones d’Afrique contre les mutilations génitales. Les jeunes femmes de 12 à 15 ans souffrent de graves dommages à leur santé mentale et physique en raison de cette pratique.

D’après Lucy Mulenkei, Maasaïe du Kenya, vice-présidente du FIMI et directrice générale du réseau Indigenous Information Network, la Recommandation générale ouvrira la porte à la reconnaissance des Peuples autochtones suivant le principe d’autodétermination, étant donné que de nombreux États membres ne reconnaissent pas les Peuples autochtones en Afrique.

Comme l’explique l’ambassadeur des Pays-Bas Paul Bekkers, des actions doivent être menées autour des trois axes suivants pour arriver à mettre en œuvre la Recommandation : 1. Politiques féministes 2. Financement pour créer des mouvements forts. 3. Volonté diplomatique de promouvoir un programme d’égalité de genre, avec la possibilité d’y inclure différentes coalitions.

« Le principe d’indivisibilité des droits est fondamental. Toute violence affecte les Filles et les Femmes autochtones. Nous avons de nombreuses recommandations, mais nous continuons de suivre de près les actions en attente des différents pays, car nous savons bien que le défi demeure la mise en œuvre effective », explique Tarcila Rivera Zea, femme quechua présidente du Forum international des Femmes autochtones (FIMI).

Mujeres Indígenas

Avec les réalisations de la 82e séance de la CEDEF, nous faisons honneur aux luttes, aux principes et à tout le chemin parcouru par les Femmes autochtones qui nous ont précédées dans leur quête d’égalité. Aujourd’hui, c’est à nous de prendre le relais sur la voie qui mène au bien vivre de nos peuples et de relever le défi de la mise en œuvre de la Recommandation. 

Mujeres Indígenas

Consultation régionale d’Abya Yala sur la Recommandation générale de la CEDEF

En l’espace d’une décennie, les femmes autochtones ont élaboré une stratégie comportant des actions aux niveaux local, régional et mondial pour mettre fin aux violences qu’elles subissent, et de ce fait, au racisme et à la discrimination. La première réunion régionale entre des expertes des Amériques (Abya Yala), des membres du Comité de la CEDEF (CEDAW en anglais), ainsi que des représentants d’ONU-Femmes, de l’UNICEF et du gouvernement s’est tenue au Mexique les 19 et 20 mai 2022.

Légende : Consultation régionale des Amériques sur le projet de Recommandation générale de la CEDEF sur les droits des femmes et des filles autochtones. Tlaxcala, Mexique, 19-20 de mayo de 2022

Une cinquantaine de femmes autochtones, provenant de 42 peuples autochtones de 22 pays, ont évoqué les défis auxquels elles sont confrontées dans leurs communautés. Elles ont également discuté de la manière dont la Recommandation nº 39 obligera les 189 États membres des Nations Unies à combler le fossé entre le contenu théorique de la Déclaration universelle des droits de l’homme et les violations que nous subissons dans les faits dans tous les pays.

Gladys Acosta, Presidenta del Comité CEDAW

La Recommandation générale nous donne l’espoir que les lois et conventions  seront respectées et garantissent de meilleures conditions de vie pour les filles et les jeunes autochtones. Cette Recommandation est actuellement mise au point à travers des consultations et des dialogues tenus avec des femmes autochtones de différentes régions du monde. Cette démarche permet d’enrichir cet outil stratégique, tout en élargissant la vision de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF/CEDAW).

Teresa Zapeta, Directora Ejecutiva FIMI 

En octobre prochain, la Recommandation générale nº 39 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes sera adoptée.

Marion Bethel, Experta del Comité de la CEDAW